DOSSIER DES LATINISTES

Ton vaisseau va d'abord traverser l'Océan. Quand vous aurez atteint le petit Promontoire, le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord des courants profonds de l'Océan ; mais toi prends ton chemin vers la maison d'Hadès ! A travers le marais, avance jusqu'aux lieux où l'Achéron reçoit le Pyriphlégéton et les eaux qui, du Styx, tombent dans le Cocyte. Les deux fleuves hurleurs confluent devant la Pierre : c'est là qu'il faut aller...
Homère, Odyssée, X, 508-516

Peut-on suivre les voyages d'Ulysse sur une carte géographique, ou ses errances se situent-elles au-delà du réel, dans un monde purement mythique ? Les deux thèses ont leurs partisans. Quoi qu'il en soit, des fouilles entreprises dans les années 1958-1964, et poursuivies en 1976-77 ont révélé l'existence, à proximité du confluent de deux fleuves nommés, aujourd'hui encore, Achéron et Cocyte, d'une salle souterraine monumentale que les archéologues n'hésitèrent pas à baptiser "Palais d'Hadès et de Perséphone"... Selon le professeur Sotirios Dakaris, ce site n'est autre que le célèbre Nécromanteion d'Ephyra en Thesprotie, où, selon Hérodote (Histoire, V, 92), le tyran de Corinthe Périandre envoya des messagers consulter l'ombre de Mélissa, sa défunte épouse... le lieu mythique où, selon Pausanias, Orphée entreprit de descendre aux Enfers pour y chercher Eurydice (Description de la Grèce, IX, 30, 6)...



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Balade archéologique au
Nécromanteion de Thesprotie
Etape d'un voyage en Epire avec l'UNIPOP
sous la conduite de M. Fabien Loi Zedda

(page mise à jour en décembre 2017)

Vue du delta de l'Achéron en Thesprotie (Epire)
Le delta de l'Achéron

Nous roulons depuis un quart d'heures dans la plaine du Cocyte et de l'Achéron, parée, comme il se doit, de sa traînée de brumes, quand soudain, à une bifurcation, apparaît le signal : Nεκρομαντειο...

Nécromanteion, l'oracle des morts ! Mais duquel s'agit-il ? Se pourrait-il que ce fût le plus illustre de tous, le lieu mythique où Ulysse aux mille ruses consulta l'ombre du défunt Tyrésias ?

Panneau routier signalant le Nécromanteion d'Ephyra
Le Nécromanteion, au confluent du Cocyte et de l'Achéron Outre les témoignages d'Homère et d'Hérodote (voir l'introduction à gauche), nous avons celui de Thucydide qui mentionne l'existence d'un fleuve Achéron en Thesprotie : (...) C'est là un port, auquel correspond, plus à l'intérieur et à l'écart de la mer, dans la région de la Thesprotide appelée pays d'Elaia, la ville d'Ephyrè : auprès d'elle vient se déverser dans la mer le lac de l'Achéron, où aboutit le fleuve Achéron, qui traverse la Thesprotide... (Histoire de la Guerre du Péloponnèse, I,46,4). A noter que l'ancien lac de l'Achéron est asséché.
Ulysse consultant Tyrésias (Johann Heinrich Füss)
Ulysse consultant Tirésias
Nécromanteion d'Ephyra : vue d'ensemble On escalade une colline. Au sommet, un vieux mur délimite le sanctuaire... On s'approche, et entre les branches d'un majestueux olivier, on distingue les restes d'une sorte de cloître ainsi que d'une église en ruines... Entrée du Nécromanteion d'Epyra
Eglise de Saint Jean Baptiste (début du XVIIIe) Eglise datant du début du XVIIIe siècle... et désaffectée de longue date... sa décoration murale a subi les injures du temps... Mais ce qui fait l'intérêt du site, c'est, comme souvent en archéologie, ce qu'il y a dessous ! Intérieur de l'église de Saint Jean Baptiste
Première étape du consultant
Tas de pierres et jarre à fonction "apotropaïque"

En effet, lors de fouilles entreprises en 1958, Sotirios Dakaris, professeur et archéologue grec, a mis à jour, sous la petite église, les restes d'un vaste complexe architectural incendié par les Romains au IIe siècle av. J.-C. et, selon lui, destiné à l'évocation des morts, autrement dit un "Nécromanteion".
A l'instar du pèlerin antique, nous franchissons la porte d'entrée (au fond) et nous suivons le long couloir, jusqu'au tas de pierres et à la jarre visibles au premier plan...

Jarre contenant l'eau lustrale
Labyrinthe du Nécromanteion d'Ephyra Le consultant jetait alors une pierre sur le tas, soulageant symboliquement son âme de ses soucis et autres impuretés... il achevait de se purifier à l'eau lustrale de la jarre, puis il s'engageait dans un labyrinthe... A noter qu'il ne se trouvait pas en plein air (comme sur les photos), mais dans la pénombre du bâtiment, sans doute guidé par un prêtre... Labyrinthe du Nécromanteion d'Ephyra
Entrée de la Salle d'évocation des morts
Au bout du labyrinthe : porte conduisant à la salle d'évocation des morts

Le parcours du consultant devait durer trois jours, trois jours passés dans une semi-obscurité avec un régime alimentaire strict comportant, entre autres, des plantes hallucinogènes (on en a retrouvé dans les jarres!)... La première nuit, il dormait dans les bâtiments d'accueil et la seconde dans une cellule d' "incubation", adjacente au labyrinthe. En conséquence, lorsqu'au troisième jour, sous la conduite du hiérophante, il pénétrait dans la Grande Salle d'évocation des morts, il devait se trouver dans un état de réceptivité -- ou d'exaltation -- tout à fait favorable... ! (Cf. article "Oracle des morts" de l'écrivain Jacques Lacarrière, dans son Dictionnaire amoureux de la Grèce).

Salle d'évocation des morts
Salle d'évocation des morts, selon Sotirios Dakaris, Das Nekyomanteion am Acheron, Athènes, Editions du Ministère de la culture, 2001, p. 21
Orphée et Eurydice par
L'ombre d'Eurydice échappant à Orphée... (Christian Gottlieb Kratzenstein-Stub, 1783-1816). Selon le voyageur grec Pausanias (2e siècle apr. J.-C.), Orphée se serait rendu au Nécromanteion de Thesprotie (Périégèse IX, 30, 6)
Que se passait-il dans la Salle d'évocation des morts ? Nous n'en savons rien, et ce n'est pas étonnant ! Les initiés étaient tenus au secret, tout comme ceux qui avaient une fois participé aux Mystères d'Eleusis (1)... Par ailleurs, comme nous le confirme Plutarque (2), le mysticisme a varié selon les époques : il n'est pas douteux que pour convaincre un public de plus en plus sceptique, certains prêtres aient eu recours à des procédés de prestidigitation (3) ! Ce pourrait être le sens d'un détail de la fresque des Mystères à Pompéi : l'apparition que le jeune homme croit voir au fond du vase n'est en réalité que le reflet d'un masque de théâtre... Vase oraculaire (Pompéi, Villa des Mystères)
Scène de la Villa des Mystères à Pompéi : le néophyte observe au fond de la jarre le reflet d'un masque grimaçant...
Etranges trouvailles du Necromanteion
Fouilles du Nécromanteion, Musée archéologique de Ioannina
Nous nous souvenons alors de notre visite de la veille au Musée archéologique de Ioannina. Il y avait dans une vitrine d'étranges pièces en bronze, notamment de petites roues ayant pu appartenir à une catapulte... Comment s'expliquer leur présence dans la Salle d'évocation ? Selon Dakaris, elles faisaient partie d'une sorte de treuil qui, comme au théâtre, permettait à un machiniste de faire descendre les fantômes du plafond... Du grand spectacle ! Roues à cliquet provenant d'une catapulte
L'archéologue Dakaris pense que ces roues de catapulte ont été "recyclées" dans la construction d'une machine à effets spéciaux... (Voir le schéma d'une roue à cliquets sur le site "Katapeltes".)
Echelle conduisant à la crypte du Nécromanteion
Trappe d'accès à la crypte
Mais nous sommes loin d'avoir tout vu ! En effet, une échelle de fer (moderne...) nous conduit dans le saint des saints... à savoir la crypte, la grotte primordiale qui fut sans doute un lieu de culte préhistorique...
Palais d'Hadès et de Perséphone au Nécromanteion de Thesprotie
"Palais de Perséphone et d'Hadès" : la voûte supérieure est
soutenue par quinze arcs plein-ceintre de pierres soigneusement calibrées
Grotte du Nécromanteion d'Ephyra

Nous voici au fond de la grotte, sur un sol taillé à même le roc, inégal et partiellement inondé... Vus de là, les visiteurs qui s'aventurent sur l'échelle ont une allure de fantômes...

L'austère majesté du lieu nous rappelle les objets du Nécromanteion exposés au Musée de Ioannina ; il y avait d'abord une "protomé" en terre cuite de Perséphone voilée, couronnée d'un "polos" de Terre Mère, majestueuse dans son attitude hiératique... Le rapport avec les représentations de la déesse Cybèle saute aux yeux...

Buste de Perséphone (Nécromanteion d'Ephyra)
Assiette retrouvée au Nécromanteion d'Ephyra Divers objets en céramique retrouvés sur le site confirment le rapport avec le royaume d'Hadès... notamment ces assiettes décorées d'épis (cf. mythe de Triptolème...) Assiette retrouvée au Nécromanteion d'Ephyra
Le Nécromanteion d'Ephyra sur sa colline
Sur sa colline, le Nécromanteion pourrait avoir joué un rôle stratégique...
Et pourtant, l'interprétation de Sotirios Dakaris ne fait pas l'unanimité ! Les professeurs Eric Fouache de l'Université de Paris et François Quantin de l'Université de Lyon, par exemple, l'accusent d'être parti d'une idée préconçue et d'avoir en quelque sorte "construit" le Nécromanteion ! (Voir ici leur argumentation.) Pour eux, l'ensemble des bâtiments constituait une villa fortifiée d'époque hellénistique (d'où la présence d'une catapulte !), le soi-disant labyrinthe n'était qu'une chicane défensive pour fortifier l'entrée, et le "palais d'Hadès et de Perséphone"... qu'une citerne pour accumuler l'eau de pluie! Catapulte reconstituée
Au Musée archéologique de Ioannina, cette vitrine explique la provenance des roues de bronze à l'aide d'une reconstitution de catapulte et évoque la résistance héroïque du sanctuaire contre l'envahisseur romain...
Grande Salle du Necromanteion
La Grande Salle du Nécromanteion n'a peut-être pas encore révélé tous ses secrets...
Pour conclure, nous dirons que certes, l'hypothèse de Sotirios Dakaris concernant les pièces de la catapulte est sujette à caution, mais que ce n'est pas une raison pour rejeter toute son interprétation ! Comme le pense le professeur et archéologue Fabien Loi Zedda, la catapulte n'était probablement qu'un ex-voto, et, jusqu'à plus ample informé, le "Nécromanteion d'Ephyra" demeure un site tout à fait qualifié pour correspondre au mystérieux Nécromanteion de Thesprotie... L'Achéron près de Glyki en Thesprotie
Le professeur Fouache situerait volontiers le Nécromanteion de Thesprotie près de Glyki...


NOTES

(1) Cf. Hymne homérique pour Déméter (610 av. J.-C.), v. 476-483 : Déméter (...) révéla les rites (...). Rites graves : on ne peut ni les négliger, ni s'en enquérir, ni en parler; la piété pour les Déesses retient la voix. Heureux parmi les hommes de la terre celui qui les a vus. Celui qui n'a rien fait, qui n'a pris part à rien, son sort est différent, quand il est mort, dans les ténèbres mouillées... [Retour au texte]

(2) Cf. Plutarque (46-125), Oeuvres morales, Sur les sanctuaires dont les oracles ont cessé, 38 : (...) les oracles, désavoués et abandonnés par les Génies, languissent à l'instar d'instruments de musique dont on ne joue plus et qui sont muets. [Retour au texte]

(3) Cf., par exemple, de Lucien de Samosate (125-192): Alexandre ou le Faux Devin ; ou sa parodie Ménippe ou le Voyage aux Enfers. Voir aussi Hippolyte de Rome († 236 apr. J.-C.), Philosophoumena ou Réfutation de toutes les hérésies, IV, 4, 8 : Selon cet auteur, les hiérophantes païens excellaient à faire apparaître des fantômes dans un vase oraculaire rempli d'eau. Ils se servaient d'une jarre munie d'un fond transparent en verre, insérée dans une ouverture du sol communiquant avec l'étage inférieur. Depuis la pièce du dessous, un complice parvenait sans peine à créer l'illusion... A noter qu'Hippolyte mentionne plusieurs "trucs" de ce genre, mais pas la machine de théâtre imaginée par Sotirios Dakaris... [Retour au texte]


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