DOSSIER DES LATINISTES

Inscription mystérieuse à Jérash

Oldlatiniste.– Sur le site de Jérash (Gérasa), nous avons admiré une belle mosaïque agrémentée d’une petite inscription qui semblait facile à lire… Figurez-vous que, malgré des recherches sur le Net, je ne suis toujours pas parvenu à la déchiffrer ! Peut-être qu’avec votre vaste culture paléographique – et votre instinct divinatoire toujours infaillible –, vous en viendrez facilement à bout…

Alexandre.– Voici ma lecture de l’inscription, ou, si vous préférez, sa « transcription diplomatique » :

l.1 ουολεν 

l.2 κυριεπρο

l.3 ξδεξετην

l.4 προσφορε

l.5 τουαωρο{υ}.

l.6 σου

Μaintenant, nous pouvons passer à une transcription grecque un peu plus claire et libre :

Ουολεν(ς) Κύριε πρόσδεξε την προσφορέ(ν) του αωρο{υ} σου.

Notez, bien entendu, que le graveur a écrit προσφορέ(ν) pour προσφοράν, variante phonétique gréco-romaine assez claire. Nous pouvons ainsi traduire l’inscription de la façon suivante :

Valens (dit), Seigneur (Dieu), reçois (accepte) favorablement l’offrande de celui qui est mort tien prématurément

Il est difficile de dater cette inscription très précisément, mais les variantes phonétiques et orthographiques de la région suggèrent au minimum la fin du 3ᵉ siècle de notre ère, peut-être même le 4ᵉ…

Les mots κύριε et προσφορε (sic) mettent directement en évidence une inscription chrétienne, et effectivement, sur Gérasa, on en trouve des exemples fort intéressants.

La forme πρόσδεξε est, elle aussi, révélatrice. Car elle présente une forme assez byzantine de prière sur les épitaphes, en particulier en Syrie et en Égypte. Et elle correspond à un plus classique et attendu πρóσδεξαι (forme que l’on retrouve, entre autres, dans le texte grec des Psaumes 119, 108 : « Προσδεξαι, δεομαι, τας προαιρετικας προσφορας του στοματος μου, Κυριε· και διδαξον με τας κρισεις σου, Agrée, ô Seigneur, les sentiments que ma bouche exprime, et enseigne-moi tes lois ! »)

Oldlatiniste.– Mille mercis pour votre analyse exhaustive ainsi que votre interprétation… Je suis sincèrement admiratif de toute votre science ! Un seul point reste pour moi mystérieux : « ουολεν », le premier mot de l’inscription. Vous le traduisez par « Valens (dit) » : S’agit-il, selon vous, du propriétaire de la maison, d’une référence à l’empereur Valens, ou est-il impossible d’en décider ? Je me suis même demandé s’il ne pourrait pas s’agir du mot latin « volens », « le voulant, de bon gré » dans le sens de « favorablement » et translittéré en grec…

Alexandre.– L'interprétation de « ουολεν» en «volens» me semblerait une très bonne variante… Je n'avais pas osé suggérer ce mot-là car le reste de l'inscription utilise exclusivement des mots religieux grecs d'influence byzantine... Mais pourquoi pas ? Après tout, la Jordanie d'alors était aux confluents du monde romain et helléno-byzantin. «Volens» pourrait être alors une façon d'intégrer l'inscription dans le monde latin. Je suis prêt à considérer cette variante. Il faudrait juste vérifier si elle existe dans d'autres inscriptions… Car, par ailleurs, je n'ai pas trouvé de variantes «volens» en grec. Il reste donc un doute sur ce point précis…

Oldlatiniste.– En examinant de plus près une photo de voyage faite une minute avant celle qui nous occupe, j’ai vu que l’inscription se situe dans l’environnement immédiat de l’hippodrome de Jérash… On se trouve, sauf erreur, dans des locaux adjacents qui ont fait l’objet de toutes sortes de réemplois… et ont pu servir de tombeaux (voire de charniers…) après les tremblements de terre de l’époque byzantine… À mon avis, on ne voit pas ce qu’un nommé « Valens » viendrait faire ici… si bien que je serais tenté de m’en tenir à mon interprétation de « volens » translittéré en grec, puisqu’elle vous semble plausible…



Alexandre.– À votre aise !... Encore une petite observation sur les caractères de l'inscription : il est très intéressant de relever que le graveur a écrit « προξδεξε » au lieu de « προσδεξε », ce qui peut s'expliquer par le fait que les lettres sigma et xi suivies d'un delta auront tendance à se confondre si prononcées ensemble... Ce n'est cependant pas si courant et cela nous donne des indices sur l'éducation graphique de cette région…

Quant au contenu de l'inscription, je le trouve très touchant…

Seigneur, reçois favorablement l’offrande de celui des tiens qui est mort prématurément…

... d'autant plus que le prosphore est l'étape essentielle du rituel byzantin… Il semblerait dans ce texte qu'un jeune personnage n'ait pas eu la chance de vivre autant que l'on aurait désiré, et c’est la raison pour laquelle nous avons le mot « αωρο », « frappé d’une mort prématurée » (litt.: « pas encore mûr »).

 

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